La nécessaire protection des "secteurs stratégiques" est au coeur des débats depuis le début du confinement, notamment depuis qu'Emmanuel Macron a appelé à relocaliser les activités capitales. Mais qu'entend-on par là, et pourquoi la France est-elle si défaillante en la matière ?
L'expression revient systématiquement dans la presse ou les déclarations des ministres, en ces temps d'épidémie de coronavirus : la protection des "secteurs stratégiques" serait une des priorités du gouvernement, le terme semblant désigner une évidence qu'on n'aurait nul besoin de préciser. Et pourtant, la notion fait l'objet d'âpres débats : à quoi se réfère au juste le nébuleux adjectif "stratégique" ? Il n'existe en réalité aucune définition faisant autorité. Lors d'une table ronde organisée par le Cybercercle en 2016, Jean-Baptiste Carpentier, alors commissaire à l’information stratégique et à la sécurité économique, témoignait de la difficulté d'établir une classification sans équivoque : "Stratégique pour quoi ? Après tout, il y a différentes politiques de l'État, qui est une structure 'schizophrène' et qui poursuit plusieurs buts (...). Une politique sociale, une politique économique, une politique de l'emploi, etc."
Pour Nicolas Moinet, professeur des universités à l'IAE de Poitiers et cofondateur de l'Ecole de pensée sur la guerre économique, "raisonner en secteurs stratégiques est une erreur. Car n'importe quel secteur pris dans son ensemble peut être considéré comme stratégique. Ce qui compte, c'est de protéger en permanence ce qui relève de la souveraineté de l'Etat." "Ce qui est stratégique c'est ce qui garantit la souveraineté, l'autonomie, l'indépendance, résume Claude Revel, qui fut déléguée interministérielle à l'intelligence économique de mai 2013 à juin 2015. C'est ce qui nous permet de ne pas dépendre de quelqu'un d'autre." Emmanuel Macron ne disait pas autre chose le 16 mars dernier, en déclarant que "Déléguer notre alimentation, notre protection, notre capacité à soigner, notre cadre de vie au fond, à d'autres, [était] une folie ". Parmi les évidences du domaine stratégique : l'alimentation, le militaire, le sanitaire. Mais pas seulement.
De l'armée aux bouteilles de vin
Claude Revel, qui préfère aussi raisonner en "entreprises stratégiques" plutôt qu'en secteurs, a tenté d'échafauder une liste de "critères de l'intérêt stratégique" permettant à l'Etat d'orienter son action : tout d'abord, l'approvisionnement du pays, notamment dans les secteurs vitaux comme la santé ou l'alimentation. Un domaine en réalité assez vaste : les entreprises de fabrication de flacons ou de barquettes d'aluminium, qui produisent des contenants essentiels, sont ainsi susceptibles d'être considérées comme stratégiques. Deuxième critère, celui de l'avance technologique : "Quand la recherche publique finance des innovations qui donnent à la France un avantage sur les autres, il ne faut pas y renoncer", estime Claude Revel, qui évoque notamment les secteurs du nucléaire ou des biotechnologies. La spécialiste en intelligence économique avance deux autres critères plus mineurs, ceux de l'emploi sur le territoire national, et de l'influence culturelle de la France dans le monde : même si la production de vin ou de parfums n'est pas indispensable à la survie, elle procure au pays un rayonnement qui peut justifier une protection de l'Etat.
On aboutit ainsi à un nombre en perpétuelle expansion de secteurs ou entreprises stratégiques. En témoigne l'initiative d'Arnaud Montebourg en 2013, qui avait défini 34 secteurs prioritaires, étendant la liste établie en 2005 à l'occasion du premier décret sur les investissements étrangers qui protégeait les secteurs de la défense, de la sécurité nationale et de l'ordre public. Le ministre du Redressement productif avait notamment ajouté les secteurs de l'eau, de la santé, de l'énergie, des transports et des télécommunications. A l'occasion de la loi Pacte, en 2019, le collège d'experts convoqué par le gouvernement a identifié "dix marchés émergents prioritaires relativement peu soutenus par les pouvoirs publics" : l'agriculture de précision et les agro-équipements, l'alimentation durable pour la santé, le biocontrôle animal et végétal, la santé digitale, les biothérapies, l'hydrogène pour les systèmes énergétiques, la décarbonation de l'industrie, les nouveaux matériaux composites, la cybersécurité et les technologies du quantique.
Un "golden share" élargi
Pour protéger les entreprises stratégiques de prises de participation hostiles venues de l'étranger, l'Etat dispose de nombreux outils… qu'il utilise avec parcimonie. Ainsi, alors qu'un décret permet depuis 2005 à l'exécutif de refuser un investissement étranger dans les secteurs définis, jamais un gouvernement ne l'a utilisé pour mettre un veto, même lorsque l'aéroport de Toulouse a été cédé à un groupe chinois. Par ailleurs, le secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN), ainsi que l'Agence nationale de la sécurité des systèmes d'information (ANSSI) définissent une liste "d'opérateurs d'importance vitale", comme les gares ou les centrales nucléaires, envers lesquelles la puissance publique peut avoir des exigences spécifiques. Enfin, pour un contrôle plus direct, l'Etat peut bien évidemment réquisitionner des produits, des brevets ou des licences, ou même procéder à des nationalisations, un concept qui fait son grand retour à la faveur de la crise actuelle. La Banque publique d'investissement et l'Agence des participations de l'Etat peuvent aussi être mobilisées pour des opérations d'actionnariat stratégique afin de soutenir des entreprises-clefs sans que l'Etat prenne lui-même le gouvernail.
La loi Pacte votée en mai 2019 relève du paradoxe : elle préparait la privatisation d'Aéroports de Paris, considérée par beaucoup comme un secteur stratégique, mais a augmenté les pouvoirs de l'Etat afin de lui permettre de protéger les fleurons industriels français. La loi a ainsi abaissé le seuil d'investissement étranger à partir duquel l'Etat un droit de regard, tandis que le champ d'application de "l'action spécifique" (aussi appelée "golden share"), qui donne à l'Etat des pouvoirs importants pour stopper toute tentative contraires aux intérêts du pays, a été élargi.
L'effondrement stratégique français
Un tel déploiement de moyens, de la part d'un gouvernement pourtant peu suspecté d'ériger la souveraineté nationale comme une valeur fondamentale, indique que la situation est préoccupante. Et de fait, les spécialistes en intelligence économique portent un regard très sévère sur la politique stratégique du pays depuis… les Trente Glorieuses. "La France a mené une politique de puissance sous la houlette du général de Gaulle, qui avait compris que certains secteurs mettent en jeu la souveraineté, et donc notre liberté", estime Nicolas Moinet. "Mais les années 1970 et l'arrivée au pouvoir de Giscard d'Estaing et Raymond Barre a marqué la fin de cette vision stratégique." Claude Revel, qui date de son côté le basculement au tournant de la décennie 1980, dénonce le même processus : l'entrée de la France dans la nouvelle mondialisation, et la conversion des élites françaises à l'abandon de la souveraineté. "Le grand paquebot de l'administration, notamment Bercy, a opéré un long tournant : les haut fonctionnaires étatistes et dirigistes sont devenus plus libéraux que les libéraux !", déplore Claude Revel. Symbole de ce virage, la marginalisation progressive du Commissariat général au plan, définitivement disparu en 2006.
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Dans les années 1990, le détournement stratégique français prend une tournure dramatique. Car au même moment, les Etats-Unis sous l'influence de l'administration Clinton mettent un coup d'accélérateur à leur politique de sécurité économique. En plus de pratiques commerciales agressives, les Américains investissent les institutions internationales et les irriguent de leurs doctrines pour séduire les élites des autres pays, notamment grâce au programme des Young leaders. Une pensée a émergé de ce travail de sape : prônant le règne de la mondialisation heureuse, l'effacement des frontières et le libéralisme effréné, elle régnait sans partage dans l'ENA des années 1990 et 2000. Le président Emmanuel Macron en représente d'ailleurs un bon prototype. "Le formatage des cerveaux a abouti à former une génération de haut fonctionnaires persuadés que défendre les intérêts de leur pays, c'était le mal", regrette Claude Revel. Moins angéliques, les Américains mais également les Chinois et les Allemands se sont engouffrés dans la brèche. Aujourd'hui, la France a largement perdu le contrôle de son appareil industriel, en plus d'avoir délégué une large part de sa souveraineté à l'Union européenne. Les nouveaux géants du numérique sont américains pour les Gafam (Facebook, Amazon, Google, Apple, Microsoft) ou chinois pour les BATX (Baidu, Alibaba, Tencent, Xiaomi).
Etat stratège
Les échecs les plus spectaculaires, comme ceux de l'Aéroport de Toulouse ou l'affaire Alstom, mettent en lumière une réalité cruelle : en matière stratégique, la France navigue à vue, en témoigne la création puis la disparition de multiples structures éparses : comité pour la compétitivité et la sécurité économique, haut fonctionnaire de défense et de sécurité, délégation interministérielle à l'intelligence économique, commissaire à l'information stratégique et à la sécurité économique… "Nous sommes défaillants à trois niveaux, soupire Nicolas Moinet : nous n'avons pas de doctrine, notre organisation n'est pas au niveau, et nous manquons d'une culture stratégique." Plusieurs anecdotes donnent une idée de l'ampleur du chantier, notamment en matière de subdivision administrative : alors que la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) manque de personnel en matière économique, ou que nos régions aussi vastes que certains pays d'Europe n'emploient qu'une poignée de salariés pour accompagner les entreprises stratégiques, d'étranges doublons subsistent. La Direction générale des entreprises du Ministère des Finances cohabite ainsi avec une Direction des entreprises et de l'économie internationale… au Quai d'Orsay. "Nous n'avons pas un problème de personnes, puisque la France produit des cadres de très bon niveau, mais d'organisation, estime Nicolas Moinet. L'Etat français, plutôt que d'animer et superviser les structures est resté sur une vision centralisatrice sans en avoir les moyens."
Le prisme comptable et tatillon des administrations de Bercy est également dénoncé par les observateurs. La nécessité de faire "des économies" a en large partie remplacé la vision stratégique, au point de céder des activités relevant largement du régalien au privé : les citoyens des Etats-Unis qui souhaitent obtenir un visa pour la France doivent ainsi s'adresser à VFS Global, une société à laquelle l'Etat a délégué la première instruction des dossiers. Lors des grands rendez-vous internationaux, la France est également en retrait : influencée par une culture stratégique défensive, elle n'investit pas les institutions européennes ou mondiales pour y défendre ses intérêts ou remporter des contrats importants ; pourtant, c'est largement en manoeuvrant dans le lobbying au Parlement européen que les Allemands et les Néerlandais ont pu avancer leurs pions. La Chine, qui a effectué un travail considérable au sein de l'Organisation mondiale du commerce (OMC) mais aussi auprès de l'Organisation internationale de normalisation (ISO), est un autre exemple probant. L'incapacité de la France à organiser efficacement la riposte à la pandémie de coronavirus (pénurie de masques et de tests, dysfonctionnements administratifs) n'est finalement que la conséquence sidérante d'un effondrement de long terme. Autant dire qu'Emmanuel Macron et son gouvernement, qui semblent redécouvrir les vertus d'un Etat stratège à la faveur de la crise, a du pain sur la planche pour restaurer le blason français.
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